Comment expliquer l'existence de marchés contestables ?
- Thomas P. Hossen
- 4 mars 2021
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En 1982, Baumol et Panzar ont posé les bases de la théorie des marchés contestables. Il s’agissait d’expliquer le fait que certains marchés, bien que dominés en réalité par une seule ou quelques entreprises seulement, pratiquent des prix concurrentiels. Or, les modèles usuels de concurrence, notamment le modèle de Cournot, prévoient que les entreprises dégagent un profit strictement positif, et donc s’éloignent de la situation de concurrence pure et parfaite qui implique notamment une tarification au coût marginal. Pourtant, si on considère un modèle oligopolistique à la Cournot avec n firmes identiques, on peut prouver que le prix d’équilibre tend vers le coût marginal à mesure que le nombre n de concurrents tend vers l’infini. Le cas de la concurrence pure et parfaite peut donc se lire comme cas limite de la concurrence oligopolistique sous les hypothèses d’homogénéité des produits, de libre entrée et sortie (fluidité) et de transparence de l’information (information complète) notamment ; l’atomicité (autre hypothèse de la concurrence pure et parfaite) se déduisant par passage à la limite. Comment alors expliquer, dans le cadre des marchés contestables, une tarification concurrentielle alors même que l’hypothèse d’atomicité est loin d’être vérifiée ?
Les conditions d’un marché contestable
Dans le cadre des marchés contestables, au-delà des hypothèses d’homogénéité (qui n’implique d’ailleurs pas que les entreprises produisent le même bien : on peut imaginer des entreprises multi-produits, l’offre globale des entreprises étant alors homogène) et de transparence, l’hypothèse de libre entrée et de libre sortie est fondamentale. En effet, cette dernière implique que tout concurrent potentiel peut entrer et se retirer du marché à sa guise : il n’y a ni barrière juridiques, technologiques ou financières à entrer et sortir du marché. En particulier, le fait que l’entrée sur le marché soit libre, gratuite et absolue implique que tout éventuel nouvel entrant soit sur un pied d’égalité avec la ou les entreprise(s) historique(s) (incumbents), ce qui rend caduque des modélisations à la Stackelberg par exemple ; on peut même considérer que les nouveaux entrants éventuels ont mêmes contraintes techniques et mêmes coûts de production que les incumbents. Imaginons alors qu’une entreprise, même en situation de monopole, pratique une tarification de monopole. Alors un concurrent potentiel aura intérêt à entrer sur le marché, le modèle de concurrence à la Cournot prévoyant en effet un profit résultant non nul. Il y a donc une incitation, pour un concurrent potentiel, à entrer sur le marché : le marché est ainsi disputable. Ce caractère propice à la contestation est en outre renforcé par l’hypothèse de libre sortie : même s’il existe des coûts fixes, on supposera ces derniers totalement recouvrables. Plus encore, on supposera que toute firme qui quitte la branche pourra recouvrir ses dépenses d’investissements posées, et qu’il n’existe aucune perte irrécupérable. Cette absence de sunk costs encourage alors les concurrents potentiels à pratiquer un comportement d’entrée fugitive (hit and run behaviour) : le concurrent éventuel entre sur le marché pour un court laps de temps, récupère son profit puis se retire sur le marché. Ce cas s’applique particulièrement bien au transport aérien à bas coût : les compagnies low cost entrent et sortent sur le marché à leur guise, dès lors qu’elles se rendent compte qu’une ligne aérienne n’est plus rentable.
Le fonctionnement d’un marché discutable
Autrement dit, la simple pression exercée par la possibilité de l’entrée de nouveaux concurrents est internalisée par les incumbents, qui pratiquent alors des prix concurrentiels. En effet, si les incumbents pratiquaient des tarifs oligopolistiques à la Cournot, la situation motiverait l’entrée sur le marché. Les éventuelles entreprises entrantes exercent donc une menace sur les incumbents qui tire les prix vers le bas. C’est pourquoi les tarifs de la grande distribution (hypermarchés), bien que correspondant à un secteur oligopolistique, dominé notamment par Carrefour, Monoprix, Intermarché, Cora, Auchan, Leclerc, Casino et U, sont très proches des prix concurrentiels : si les grandes enseignent pratiquaient des prix très au-delà d’une tarification au coût marginal, à la suite d’un phénomène de cartellisation par exemple, on observerait vraisemblablement un afflux de nouveaux entrants qui pourraient casser les prix, tout en dégageant un profit, au moins temporairement, étant donné que l’entrée est immédiate (les incumbents ne pouvant réagir immédiatement, et les nouveaux entrants dégagent un profit dans l’immédiat). Lesincumbents sont alors contraints de baisser leurs prix, jusqu’à ce que le concurrent sorte du marché, ce qu’il peut faire sans aucun surcoût, du fait de l’hypothèse d’absence de pertes irrécouvrables. Les incumbents doivent donc faire comme s’il y existait une infinité de concurrents potentiels, vérifiant ainsi virtuellement l’hypothèse d’atomicité qui manquait pour expliquer la tarification concurrentielle. La théorie des marchés disputables, en quelque sorte, substitue donc au cadre de concurrence parfaite une sorte de « contestabilité parfaite ».
Les limites à l’existence d’un marché discutable crédible
Un marché contestable crédible suppose donc trois conditions majeures de la concurrence pure et parfaite : l’homogénéité, la transparence et la fluidité. Or il peut exister des obstacles non organisés par les incumbents qui de facto constituent des barrières à l’entrée. Tout d’abord, les incumbents jouissent du primat de l’historicité : l’expérience technique et la notoriété qu’ils ont acquises ont pu leur permettre de se développer jusqu’à réaliser des économies d’échelle que les nouveaux entrants ne pourront réaliser ; s’esquisse alors là une dialectique meneurs / suiveurs que nous avions écartée de prime abord. Par ailleurs, en pratique, l’hypothèse de fluidité n’est pas totalement vérifiée : il existe toujours des barrières à la sortie, et certains coûts irrécupérables demeurent toujours, notamment les coûts publicitaires. Enfin, la théorie des marchés contestables suppose une certaine passivité des incumbents. Ainsi, à la suite de la dérèglementation aérienne de 1981 aux États-Unis, les compagnies aériennes ont été sommées de pratiquer des tarifs plus compétitifs sur les vols intérieurs. Pourtant, cette injonction ne s’appliquait pas aux longs courriers, ce qui fait que certaines compagnies historiques ont pu s’approprier des longs courriers très rentables tout en pratiquant des prix concurrentiels pour les vols intérieurs, empêchant les nouveaux concurrents éventuels d’entrer effectivement sur le marché. La théorie des marchés discutables ignore donc les stratégies de réponse des firmes historiques. Si celle-ci s’applique donc rarement en pratique, elle permet cependant bien davantage les logiques concurrentielles que la théorie néoclassique grâce à cette conclusion fondamentale : la concurrence parfaite existe même en l’absence de concurrents ; il suffit d’une concurrence potentielle seule pour rendre un marché économiquement efficace.
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