Quel est l'impact de la crise sanitaire sur le marché du travail français ?
- Thomas P. Hossen
- 26 févr. 2021
- 8 min de lecture
La crise sanitaire déclenchée en 2020 par la pandémie de Covid-19 a eu de lourdes conséquences économiques en France : la fermeture des frontières a drastiquement réduit la clientèle étrangère, tandis que les mesures de confinement prolongé ont cassé la consommation nationale dans les secteurs « non essentiels ». Exception faite des entreprises du secteur alimentaire et des spécialistes de la vente en ligne, les entreprises exerçant leur activité sur le territoire ont dès lors fait face à une forte contraction de la demande, entraînant mécaniquement celle de l’offre. Afin que cette réduction de l’offre ne résulte pas en une explosion des licenciements, le gouvernement français a mis en place des mesures de sauvegarde de l’emploi, en particulier un dispositif de chômage partiel financé par l’État. Quelles sont les conséquences de la crise sanitaire sur le marché du travail français et comment les mesures gouvernementales ont-elles permis de les limiter ?
L’impact global de la crise sanitaire
Chaque mois de mars à juin 2020, entre 4,5 millions (en juin 2020), soit un quart des salariés du secteur privé, et 8,8 millions (en avril 2020) de salariés ont bénéficié du dispositif de chômage partiel (ou l’ont subi, selon le point de vue), permettant ainsi aux établissements confrontés à des difficultés temporaires de diminuer ou suspendre leur activité tout en assurant aux salariés une indemnisation égale à 70 % du salaire brut pour compenser leur perte de salaire. Contrairement à ce que le nom de la mesure suggère cependant, la mesure n’a pas mécaniquement augmenté le taux de chômage, c’est-à-dire le rapport entre la population au chômage et la population active. En effet, au sens du Bureau international du travail (BIT) repris par l’INSEE, un chômeur est une personne de 15 ans ou plus — c’est-à-dire une personne « en âge de travailler » au sens du BIT — n'ayant pas eu d'activité rémunérée lors d'une semaine de référence, disponible pour occuper un emploi dans les 15 jours et qui a recherché activement un emploi dans le mois précédent. Étant encore liés à leur employeur et restant indemnisés par lui (via l’État grâce au dispositif de chômage partiel), les salariés concernés ne peuvent donc être considérés comme chômeurs.
Cependant, le dispositif gouvernemental a entraîné à sa suite une situation de sous-emploi. En effet, au sens du BIT, une personne est en situation de sous-emploi ou bien lorsqu’elle travaille à temps partiel, souhaite travailler davantage et est disponibles pour le faire, qu'elle recherche activement un emploi ou non, ou bien lorsqu’elle a travaillé moins que d'habitude pendant une semaine de référence en raison de chômage partiel ou de mauvais temps. Ainsi, au second trimestre 2020, le nombre moyen d’heures travaillées par semaine et par emploi a chuté à moins de 26, soit 5 unités environ de moins que la moyenne de la période 2007-2019, avec des valeurs toujours comprises entre 30,5 et 32,5 heures durant cette dernière période. Le nombre d’heures chômées au titre du dispositif de chômage partiel en juin 2020 équivaudrait ainsi à 1,5 million de salariés travaillant à temps plein sur le mois.
Le dispositif de chômage partiel invite donc à relativiser la baisse du taux de chômage de 0,7 point de pourcentage au deuxième trimestre 2020. Cette baisse était de toute façon un leurre : en effet, le confinement national de mars à mai 2020 a limité la « recherche active » d’emploi de nombreux chômeurs, qui ne correspondaient alors plus à la définition de chômeur au sens du BIT. Au deuxième trimestre 2020, près de 2,6 millions de Français ne sont ainsi retrouvés dans le « halo du chômage », cet ensemble de personnes comptabilisées comme inactives alors qu’elles recherchent un emploi mais ne sont pas disponibles dans les deux semaines, qu’elles souhaitent un emploi et sont disponibles pour en prendre un dans les deux semaines mais ne sont pas en recherche active, ou qu’elles déclarent souhaiter travailler mais ne recherchent pas activement un emploi ni ne sont disponibles pour en prendre un. À titre de comparaison, le halo du chômage oscillait entre 1,2 et 1,7 million de personnes entre 2003 et 2019.
L’ampleur du halo du chômage montre alors que le taux de chômage n’est pas nécessairement l’indicateur le plus pertinent pour analyser l’impact de la crise sanitaire en France. Le taux d’emploi, c’est-à-dire le rapport entre la population active occupée et la population en âge de travailler, illustre en effet davantage l’impact de la crise sanitaire au deuxième trimestre 2020 : celui a baissé de 0,7 point de pourcentage par rapport au premier trimestre, pour s’établir à 64,4 %. De même, le taux d’activité, c’est-à-dire le rapport entre la population active totale et la population en âge de travailler, a chuté de 2,2 points de pourcentage au deuxième trimestre par rapport au premier, pour s’élever à 69,9 %. La baisse de ces deux indicateurs au deuxième trimestre 2020 transcrit alors bien mieux l’ampleur des pertes d’emploi à la suite de la crise sanitaire.
Une crise à l’impact hétérogène
L’impact de la crise sanitaire du Covid-19 sur le marché du travail français n’est pas homogène. Du point de vue du territoire tout d’abord : l’Ile-de-France et l’Auvergne-Rhône-Alpes, les deux régions les plus peuplées de France et les plus dynamiques économiquement (rappelons à ce titre que ces deux régions génèrent respectivement 30 % et 10 % du PIB français environ), concentrent naturellement le plus de salariés bénéficiant de (ou subissant) la mesure d’activité partielle du gouvernement. À elles seules, ces deux régions centralisent 41,9 % des demandes d’indemnisation au titre du mois de juin. Cœur de l’activité économique nationale, l’Ile-de-France et l’Auvergne-Rhône-Alpes sont donc les régions où l’impact de la crise sanitaire est le plus visible.
La crise a également eu un impact différencié selon le secteur d’activité. Ainsi, en juin 2020, autour de la moitié des salariés des secteurs de l’hébergement et de la restauration (59 %), de la fabrication de matériel de transport (55 %) et des activités récréatives, des arts et du spectacle (44 %) subissaient des mesures de chômage partiel, accroissant la précarité des emplois relativement peu rémunérateurs dans l’ensemble de ces secteurs. En valeur absolue, ce sont les secteurs des services aux entreprises (842 000 salariés), de l’hébergement et de la restauration (663 000 salariés) et du commerce (637 000 salariés) qui agrègent le plus de demandes d’indemnisation au titre des mesures de chômage partiel. Ce constat doit cependant être affiné à l’aune de la taille des entreprises : avec moins de 500 000 salariés placés au chômage partiel en mai 2020, les entreprises de 500 à 999 salariés ont eu bien moins recours au dispositif d’activité partielle que les entreprises de moins de 20 salariés (près de 2,8 millions de salariés au chômage partiel en mai 2020).
L’impact de la crise sanitaire est également différent selon l’âge. En effet, alors que le taux d’emploi des seniors (50-64 ans) est resté relativement stable autour de 63 % depuis le dernier trimestre 2019, le taux d’emploi des 25-49 ans avait connu une chute d’environ 2 points de pourcentage au deuxième trimestre 2020 par rapport au premier trimestre, une chute atteignant même près de 3 points de pourcentage en ce qui concerne le taux d’emploi des jeunes de 15 à 24 ans. Les jeunes ont donc été particulièrement touchés par la crise, et la part des jeunes de 15 à 29 ans ni en emploi ni en formation a bondi de 3,6 points de pourcentage au deuxième trimestre 2020 par rapport au premier pour s’établir à 16,5 %, ce qui explique pourquoi le taux d’activité des jeunes de 15 à 24 ans avait baissé avec une ampleur similaire au deuxième trimestre.
Enfin, la crise a également eu des conséquences différentes selon le sexe. On pourrait de prime abord croire que les femmes ont été relativement moins touchées par la crise que les hommes. En effet, le taux de chômage a connu une baisse de 1,2 point de pourcentage pour les femmes au premier trimestre 2020, contre 0,8 point pour les hommes. Cependant, nous avons mentionné à la partie précédente les limites du taux de chômage, de par sa définition restrictive. Ceci dit, l’évolution du taux d’emploi semble corroborer l’hypothèse selon laquelle les femmes ont été moins touchées que les hommes : le taux d’emploi des femmes a en effet baissé de 1,2 point de pourcentage au deuxième trimestre 2020 par rapport au premier, contre une baisse de 2 points pour les hommes sur cette même période. Toutefois, en adoptant une perspective temporellement plus large, il semble que les femmes aient en réalité été plus touchées par la crise que les hommes : le taux d’activité des femmes en âge de travailler est au troisième trimestre inférieur de 0,4 point à celui de fin 2019, contre 0,2 pour la population active dans son ensemble.
La reprise du troisième trimestre 2020, un trompe-l’œil ?
Dans l’ensemble, le troisième trimestre 2020 constitue une correction à la suite des chocs du premier et du deuxième trimestre. La plupart des indicateurs semblent repartir au vert : au troisième trimestre, le taux d’emploi connaît un rebord de 0,7 point de pourcentage pour s’établit à 65,1 %, le sous-emploi se replie de 12,8 points pour atteindre 7,2 %, le nombre d’heures travaillées par semaine et par emploi remonte à 31, le taux d’activité se redresse de 2,2 points pour atteindre 71,6 %, et la situation des jeunes de 15 à 29 ans qui ne sont ni en emploi ni en formation (NEET) se contracte de 3,1 points pour s’établir à 13,4 %, et le halo du chômage revient à son niveau d’avant-crise soit 1,7 million de personnes environ. Enfin, entre fin avril et début juillet 2020, le nombre de demandes d’inscription à Pôle emploi est de 4,7 % à 33,5 % inférieur au niveau de 2019 à la même période, un repli cependant dû aux restrictions de déplacement imposées par le confinement national.
Cependant, ces corrections ne suffisent pas à corriger le choc de la crise sanitaire et il serait fallacieux de ne présenter dans ces chiffres que l’aspect positif. En effet, le taux d’emploi demeure 0,9 point en dessous de son niveau de fin 2019, le sous-emploi est supérieur de 1,7 point à son niveau du dernier trimestre 2019, le taux d’activité reste 0,2 point en dessous de son niveau de fin 2019, et le nombre de jeunes NEET reste 0,6 point au-dessus de son niveau d’avant-crise. De même, le rebond du taux de chômage BIT de 1,9 point au troisième trimestre, pour s’établir à 9 % de la population active soit 2,7 millions de personnes, ne s’explique pas seulement par la diminution mécanique du halo du chômage du fait que les personnes désireuses de travailler aient repris leur recherche active d’emploi : au troisième trimestre 2020, avec un halo du chômage similaire à son niveau de fin 2019, le taux de chômage est en effet situé 0,9 point au-dessus de son niveau d’avant-crise. Et si la reprise relative du marché du travail français semble ne pas aboutir à une précarisation flagrante des contrats (le taux d’emploi à temps complet et à temps partiel progressent de façon similaire de 0,4 et 0,3 point entre le deuxième et le troisième trimestre, tandis que le taux d’emploi en CDI demeure quasiment stable sur cette période), il convient de noter qu’au troisième trimestre 2020, 20,1 % des participants au marché du travail (ce qui regroupe les actifs et le halo du chômage) se voient contraints dans leur offre de travail, que ce soit par l’absence d’emploi ou par une situation de sous-emploi.
Le marché du travail français demeure donc à l’issue du troisième trimestre 2020 bien incertain. Certes, les inscriptions hebdomadaires en formation des demandeurs d’emploi ont quintuplé entre début mai et fin juin 2020, ce qui créera vraisemblablement de nouvelles opportunités d’emplois pour ces personnes, tandis que les entrées en contrats aidés et les demandes d’aides enregistrées pour les emplois francs se sont redressées en juin 2020, bien que leur niveau demeure en deçà de celui de juin 2019. Cependant, la reprise du marché du travail est très fragile. En effet, depuis début mars 2020, plus de 43 000 suppressions de postes ont été envisagées dans le cadre de procédure de restructuration, contre moins de 17 000 sur la même période en 2019, tandis que plus de 2000 « petits » licenciements, c’est-à-dire des procédures de licenciement collectif pour raison économique de 2 à 9 salariés (voire de 10 salariés ou plus pour les entreprises de moins de 50 salariés uniquement), ont été initiés depuis mars 2020. Des suppressions de postes sont donc à prévoir, avec à leur suite une hausse du taux de chômage, étant données les difficultés pour retrouver un emploi rapidement en cette période où les difficultés, y compris sanitaires, demeurent, bien que le « gros » de la crise soit probablement passé.
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